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Vers un contrat social du cyberespace ?

Ancienne journaliste pour CNN en Chine, Rebecca McKinnon est aussi depuis des années une fervente défenseur des libertés sur Internet. En 2004, elle met de côté le journalisme et devient chargée de recherche au « Berkman Center for Internet & Society » à Harvard, où elle co-fonde le réseau mondial de blogueurs Global Voices Online. Elle est également instigatrice du Global Network Initiative, une tentative d’encadrer les pratiques des entreprises de l’Internet afin qu’elles mettent en place des politiques visant à respecter les droits fondamentaux de leurs utilisateurs, notamment lorsqu’elles déploient leurs services dans des régimes autoritaires.

Dans son ouvrage paru au printemps,Consent of the Networked: The Worldwide Struggle for Internet Freedom, elle dresse un panorama complet des controverses liées à la régulation d’Internet. Sa thèse est la suivante : nous vivons actuellement dans l’âge hobbesien du cyberespace, un état de nature antérieur à tout contrat social définissant un cadre juridique capable de garantir les droits et devoirs des citoyens du Net (les « netizens »).

Léviathans étatiques et corporate sovereigns

Elle cite ainsi l’exemple de la Chine, pays sur lequel elle a le plus travaillé, et avance le concept de « networked authoritarianism » (ou « autoritarisme en réseau ») pour désigner la stratégie chinoise de contrôle du Net : contrairement aux idées reçues, McKinnon rappelle que sur les sites Internet, sur les réseaux sociaux, les citoyens chinois peuvent généralement s’exprimer sur des problèmes sociétaux divers et variés, et ont même parfois une influence sur les politiques publiques. Le développement de cette sphère publique en ligne donne l’illusion d’une liberté nouvelle dans des régimes où la censure contrôle beaucoup plus étroitement l’ensemble des médias traditionnels. Mais pour les citoyens qui s’expriment ainsi, il n’y a aucune garantie des droits fondamentaux. Ils se heurtent à l’arbitraire le plus total. Si les autorités décident que tel ou tel propos a dépassé la ligne rouge, leurs auteurs peuvent se retrouver du jour au lendemain en prison. L’ensemble du système politique et judiciaire reste inféodé à une logique de contrôle social qui contribue à décourager l’expression démocratique, le tout couplé à un système extrêmement sophistiqué de surveillance des comportements en ligne, mais aussi de censure et de propagande (voir cette récente étude qui complète le tableau dressé par McKinnon dans son livre). Un modèle qui fait école dans les anciennes républiques soviétiques, notamment en Azerbadjian, et que la Russie semble suivre à son tour (avec une armée de bénévoles disposés à assister les autorités dans la traque des opposants politiques, et un tout nouveau dispositif de blocage massif de sites Internet).

Évidemment, les « démocraties » ne sont pas en reste. L’auteur rappelle ainsi qu’en dépit d’un cadre juridique plus protecteur hérité de l’ère pré-Internet, de nombreuses zones grises subsistent, permettant par exemple aux autorités américaines de mettre en place une vaste politique de surveillance (voir cet article du New York Times et ce petit documentaire vidéo). L’épisode de la tentative de censure extra-légale de WikiLeaks à la fin de l’année 2010 est également évoqué, pour montrer la facilité avec laquelle les protections constitutionnelles en faveur de la liberté d’expression peuvent être contournées. Logiquement, l’Europe est logée à la même enseigne, notamment lorsque McKinnon épingle la proposition formulée dans le cadre d’un groupe de travail du Conseil de l’UE d’un « Virtual Schengen » : sur la base d’une liste noire adressée aux opérateurs télécoms, « les contenus illicites » seraient bloqués aux frontières de l’Europe (projet depuis rejeté par les États Membres). Elle revient également sur la généralisation des mesures de filtrage du Net au niveau national, ou encore sur la loi HADOPI en France.

Au niveau international, McKinnon souligne les risques d’instrumentalisation des organisations internationales (elle revient sur le Sommet Mondial de la Société de l’Information tenu à Tunis en 2005 sous l’égide de l’ONU, mais ce qu’elle écrit fait écho au débat en cours à l’Union Internationale des Télécoms). Elle regrette la politisation croissante de ces enjeux sur la scène diplomatique, et égratigne au passage l’Internet Freedom Policy du département d’État américain, qualifiée d’hypocrite.

Enfin, elle montre aussi les dangers liés à la dominance des « corporate sovereigns » du Net : Apple, Facebook et Google, en autres, dont les services constituent de facto des espaces publics soumis à un souverain privé qui applique la loi sans contrôle démocratique, déterminant quels contenus ont le droit de citer, révoquant quand bon leur semble le droit à l’anonymat, faisant bien peu de cas de la vie privée de leurs utilisateurs, etc…

L’impossible contrat social ?

Dans plusieurs chapitres de son livre, Rebecca McKinnon envisage les initiatives capables de nous arracher à cet état de nature en fondant un cadre normatif limitant les pouvoirs des souverains du cyberespace, tout en permettant ainsi d’assurer « le consentement des gouvernés » (allusion à la déclaration d’indépendance américaine du 4 juillet 1776).

Elle mentionne ainsi les efforts d’autorégulation de la part des entreprises de l’Internet, efforts dont elle en partie à l’origine en tant que fondatrice de Global Network Initiative, une ONG réunissant entreprises, universitaires et société civile. Pour elle, ce modèle a fait preuve de sa pertinence dans d’autres secteurs industriels (avec le développement de la « responsabilité sociale et environnementale des entreprises »), et l’on doit tenter de l’adapter à Internet. Pourtant, même si les débats qui se tiennent en son sein sont utiles, le bilan de GNI reste pour le moins mitigé, notamment du fait du très petit nombre d’entreprises qui y participent. Le développement fulgurant du marché de matériel de censure et de surveillance vers les régimes autoritaires montre que seule une action résolue de la communauté internationale pourrait permettre de fixer un cadre de régulation un tant soit peu efficace.

Mais la mise en place d’une régulation internationale est-elle une solution satisfaisante ? Ici, McKinnon ne peut que se heurter à l’absence d’une réflexion aboutie sur vrai programme politique capable d’aboutir, au niveau mondial, au premier contrat social du cyberespace. Il faut dire que la tâche est extrêmement complexe. D’abord parce que malgré les très bons textes adoptés ces derniers mois (comme le Rapport La Rue ou la Charte des Droits de l’Homme pour Internet), la volonté politique est pour l’essentiel absente. Il est en effet difficile de trouver des pays qui soient réellement de bons élèves en matière de protection des droits sur Internet. Ensuite, même si la volonté politique était là, il serait à court terme extrêmement difficile de surmonter l’extrême diversité de lois applicables à Internet et d’intérêts nationaux contradictoires pour trouver des règles communes à cet espace public sans frontières. Sans parler du risque d’instrumentalisation des organisations internationales par des régimes plus ou moins autoritaires, qui rend toute initiative de ce type suspecte.

Du futur de la « Netocracy »

Plutôt que de décrire le contenu de ce que pourrait être un tel contrat social, le livre en appelle à l’élargissement du mouvement citoyen de protection des droits sur Internet. Car ce que McKinnon rappelle aussi, c’est que la liberté dont jouissent aujourd’hui les utilisateurs d’Internet est le résultat d’une architecture décentralisée, elle même fruit du travail collectif de dizaines de milliers de développeurs. Le Web, WordPress, Wikipedia, … autant d’outils qui servent la liberté de communication et la diffusion de l’information.

Contre les risques que représente le développement de « codes privateurs de libertés » promus par certaines entreprises ou les législateurs, il est pour McKinnon de la responsabilité des « netizens » de poursuivre cette vaste entreprise d’édification du bien commun qu’est Internet. Des projets comme Commotion (un « kit » pour construire un réseau Internet sans-fil), Diaspora (Facebook décentralisé), Cryptocat (chat web chiffré), Serval (communications mobiles en réseau maillé) et des centaines d’autres sont autant de moyens de lutter contre l’érosion des libertés encouragée par les «léviathans du cyberespace », qu’ils soient publics ou privés. Des outils dont les netizens peuvent se servir pour militer et développer des formes originales de « citoyenneté insurrectionnelle » afin de porter leurs revendications.

Et en même temps, les outils techniques ne suffiront pas. Pour McKinnon, la majorité des utilisateurs d’Internet risque d’être laissée pour compte. On ne construit pas une démocratie et une société équilibrées si seule une avant-garde technophile (les « netocrates ») a le pouvoir de façonner Internet et de l’utiliser dans un but politique. Ces communautés militantes qui œuvrent sur Internet constituent un contre-poids vital à la logique de reprise en main dont Internet est l’objet, mais sans un mouvement citoyen plus large, capable de peser de manière décisive sur les processus politiques, nous en resterons à un état de nature incertain et dangereux.

Dans les premières pages du livre, l’auteur fait allusion aux Levellers, un mouvement politique anglais du XVIIème sicèle qui réclamait la souveraineté populaire et l’État de droit, et dont les idées seront reprises par les Lumières avant de trouver une première traduction juridique dans la Constitution américaine. On pourrait poursuivre en disant qu’aujourd’hui, l’entreprise de réappropriation de l’espace démocratique engagée avec Internet ne peut porter ses fruits que si cette cause portée par l’avant-garde du Net essaime l’ensemble de la société.

Faute de proposer des solutions concrètes, ce livre a au moins le mérite de présenter le problème et de poser les bonnes questions. Il constitue en cela une formidable introduction aux enjeux politiques liés à la protection des libertés sur Internet. Il rappelle que, contrairement à ce qu’aimerait nous faire croire certains (cf. Sarkozy à l’eG8 en 2011), il ne s’agit pas d’un débat binaire entre, d’un côté, les partisans d’une forte régulation étatique et, de l’autre, l’anarchie. « L’enjeu, écrit McKinnon, n’est pas de savoir si Internet doit être régulé ; il s’agit de savoir comment il doit être régulé »… et comment protéger au mieux les potentialités émancipatrices et démocratiques de ce réseau de communication.