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Internet, espace d’une citoyenneté insurrectionnelle

Un des aspects les plus intéressants des débats liés à la liberté de communication sur Internet, c’est la manière dont ils mettent en scène un « conflit de légitimité démocratique ». Deux camps s’affrontent : d’un côté ceux qui défendent l’application du droit positif à Internet au nom du primat de la démocratie représentative (et de ses institutions, législatives ou judiciaires par exemple) ; de l’autre, ceux qui revendiquent des pratiques communicationnelles en marge de la légalité, remettant en cause le droit de la communication au nom, justement, des valeurs démocratiques. C’est là une division latente de tous les débats relatifs à la liberté d’expression sur Internet. On en trouve une illustration parlante dans le débat autour du partage non autorisé d’œuvres soumises au droit d’auteur, que de nombreux législateurs et juges cherchent à combattre mais qu’une partie significative de la population revendique comme une pratique démocratique…


Il y a quelques mois, au détour d’un article sur la démocratie participative au Brésil, j’ai découvert ce concept de « citoyenneté insurrectionnelle » issue de la sociologie de la ville, et qui me semble utile pour réfléchir au dépassement de ce conflit de légitimité démocratique autour de la communication sur Internet. Elle est l’objet d’étude de l’anthropologue américain James Holston, spécialiste des villes brésiliennes et théoricien des rapports entre urbanisme et démocratie.

La critique de la rationalité moderniste

Dans un ouvrage collectif paru en 1998[1. Holston, James. “Spaces of Insurgent Citizenship.” In Making the Invisible Visible: A Multicultural Planning History. University of California Press, 1998], Holston propose une passionnante critique du modernisme dans le cadre de l’urbanisme, auquel il oppose des formes organiques de production de l’urbanité incarnées par la citoyenneté insurrectionnelle.

Il rappelle ainsi que les tenants de l’urbanisme moderniste s’avouent eux-mêmes incapables d’appréhender la complexité sociale, trop inspirés qu’ils sont par l’utopie rationaliste visant à organiser l’espace social en fonction d’un « schéma directeur ». Dans cette conception, l’État – au travers des autorités nationales ou locales – s’accorde un monopole dans la conduite du changement social. Il fait advenir de nouveaux agencements sociaux et, en tant que seul garant des droits politiques, il organise le vivre ensemble et l’expression de la citoyenneté dans l’espace urbain. Mais cette approche a un coût d’opportunité car, ce faisant, il écarte d’autres formes d’action politique capables d’apporter des réponses aux maux que la « planification » cherche à combattre (forme de crowding-out). Le Léviathan étatique dicte également de nouvelles expériences urbaines (formes de rencontres, d’associations collectives, d’appropriation de l’espace, etc.) qui entrent en tension avec le vécu des populations.

Ces limites inhérentes aux théories modernistes se traduisent selon Holston par des politiques d’aménagement qui manquent le plus souvent leur cible. Il donne l’exemple des grands axes de circulation, censés décongestionner la rue et qui ont en fait abouti à la vider de ses occupants, contribuant à la privatisation de l’espace public. Surtout, elle est allergique à la complexité sociale. Plutôt que d’appréhender le conflit pour modeler l’espace urbain, l’État contourne les formes de contestations pour imposer l’utopie moderniste, le « futur imaginé », le Plan.

Les vertus de la citoyenneté insurrectionnelle

Pour Holston, il faut renouer avec une approche ethnologique dans la politique de la ville, et se nourrir des contestations citoyennes pour engendrer une dynamique de changement social. État et citoyenneté insurrectionnelle ne doivent pas être opposés. Holston les conçoit bien davantage comme complémentaires : l ‘ « autorité publique » peut fournir un schéma directeur, garantir certains principes, mais elle doit partir du « présent » et de son apparent désordre pour générer la société de demain.

Il prend l’exemple de la Constitution américaine pour illustrer la relation dialectique entre État et citoyenneté à laquelle il appelle. Depuis 1788, ce texte fournit une méthode de gouvernement et de résolution du conflit social aux citoyens américains. Il garantit des droits mais reste ouvert à leur extension future. Il laisse aux nouvelles générations la possibilité de une interprétation actualisée des principes qu’elle protège.

« As a blueprint, it does not try to legislate the future ».

Pour faire vivre le cadre ainsi fixé, tout État démocratique doit composer avec la dimension critique et propositionnelle des « insurgés citoyens ». Mais où et comment la trouver ? Comment se manifeste-t-elle ? La citoyenneté insurrectionnelle, c’est pour Holston toutes ces formes de mobilisation ou pratiques quotidiennes qui, d’une manière ou d’une autre, portent des revendications identitaires, sociales, économiques ou politiques ; qui interpellent la société sur la signification de l’appartenance à l’État moderne et sur le sens de la démocratie.

« La citoyenneté change à mesure que de nouveaux collectifs émergent et font entendre leurs revendications, étendant la notion de citoyenneté à de nouveaux domaines, mais elle est aussi transformée par des formes de ségrégation ou de violence qui remettent en cause ces avancées ».

Hoslton évoque plusieurs exemples : la lutte des minorités pour l’accès à une égalité formelle des droits politiques, la lutte pour les droits sociaux et environnementaux (dits respectivement de deuxième et de troisième génération). En matière de politique de la ville, on peut penser que cette citoyenneté insurrectionnelle se retrouve dans le mouvement des squats, des collectifs anti-pubs, ou plus largement des mouvements en faveur de la réappropriation de l’espace public. Lucidement, Holston rappelle toutefois que cet engagement citoyen qui bouscule les formes institutionnalisées de la politique provoque en retour de fortes résistances…

Internet et la transformation structurelle de la sphère publique

Cette rapide présentation montre bien les rapprochements possibles entre les manifestations de la citoyenneté insurrectionnelles dans l’espace urbain et les formes de résistances dont Internet est le théâtre.

De la même manière que la ville fait l’objet d’un ensemble de normes de droit public et privé qui, prises ensemble, forment « une politique de la ville », il existe une politique de la liberté d’expression et de l’ensemble de ce que Jürgen Habermas désigne comme la « sphère publique ».

Dans ce domaine, l’approche moderniste se traduit par une interprétation simpliste de la théorie fonctionnaliste des médias de masse, liée au contexte historique qui a présidé depuis 150 ans au développement de ce qu’on appelle le « droit de la communication ». Celui-ci est d’abord caractérisé par une sortie difficile du régime de censure, avec la survivance de nombreux interdits de parole en droits français et européen. Le droit des médias est aussi tributaire de l’économie politique de chaque moyen de communication. En l’occurrence, la presse, la radio et la télévision ont immanquablement limité le nombre de personnes en capacité de prendre part au débat démocratique. Cela a pu légitimé une action étatique d’autant plus forte qu’il a fallait en conséquence tenter de corriger a posteriori les déséquilibres (réglementation du temps de parole, aides à la presse, etc.).

Il n’est pas ici nécessaire de rappeler trop longuement le constat d’échec de ce corpus législatif et réglementaire qui détermine, plus que tout autre, le fonctionnement de notre démocratie. Que ce soit les haut niveaux de concentration dans les médias, le développement progressif d’un mode de communication politique hyper-formaté ou encore la collusion entre journalistes influents et personnel politique, on ne compte plus les symptômes d’un droit de la communication incapable de garantir un débat démocratique de qualité. Fatalement, la crédibilité du « quatrième pouvoir » est à la baisse : la moitié des français interrogés déclarent ressentir de la défiance envers les médias et les journalistes (voir le baromètre de confiance dans les médias de TNS-Sofres).

Aujourd’hui, le quasi-monopole des médias dans l’accès aux moyens de communication est rompu. Internet démocratise l’exercice de la liberté d’expression et de communication en abaissant de manière drastique les barrières techniques et économiques à la participation démocratique (cf. la jurisprudence constitutionnelle du 10 juin 2009, §12). Il en ressort un nouveau type d’espace social, au sein duquel œuvrent de nombreux mouvements citoyens porteurs de critiques à l’endroit du régime démocratique, et notamment de sa tendance à protéger les vieilles hiérarchies. Les exemples sont pléthore : les violations du droit d’auteur commises par ceux qui militent pour le partage de la culture, on l’a déjà évoqué ; le développement du copwatching et sa répression ; les fuites retentissantes de câbles diplomatiques par WikiLeaks et les révélations sur de possibles poursuites aux États-Unis, etc. Ce ne sont là que quelques unes des formes de « réappropriation de l’espace démocratique » qui contribuent via Internet à transformer la sphère publique mais qui se heurtent aussi au Leviathan.

Comment organiser la démocratie à l’heure d’Internet ?

Car l’affrontement est violent entre les tenants de la logique positiviste, qui  pour des des raisons variées s’agitent pour exiger des législateurs le maintien du statu quo politique, et ceux qui, au nom de l’approfondissement démocratique, réclament l’évolution du droit afin de voir leur pratiques reconnues et protégées. Ces controverses sont d’autant plus aiguës que les mobilisations en faveur des libertés sur Internet se conjuguent avec des mouvements qui critiquent directement le régime de la démocratie représentative et appellent à un système politique plus horizontal (Indignados, Occupy, etc.).

Malheureusement, au lieu du rapport dialectique entre État et société civile auquel appelle Holston, ce sont les résistances et l’antagonisme qui prévalent. Comme l’observait Holston pour les mouvements sociaux urbains, cette citoyenneté insurrectionnelle de l’Internet fait face à une contre-réaction qui tend à revenir sur l’extension du droit à la communication rendue possible par Internet. On a déjà évoqué quelques exemples. Mais plus généralement, de la surveillance des internautes au blocage automatique et préventif des communications, de l’étatisation progressive de la gouvernance mondiale d’Internet à la privatisation des missions de police et de justice dans cet espace, nombreux sont les modes de régulation qui, cherchant à remodeler Internet pour assurer la continuité de l’ordre politique fondé par le couple « démocratie représentative / médias centralisés », ont des conséquences dramatiques pour les droits fondamentaux. Il faut donc urgemment réfléchir au contenu possible de cette relation dialectique entre le droit et la citoyenneté insurrectionnelle propre à Internet, car elle déterminera le futur de la démocratie.